En moins d’une heure, le reportage d’Inès Léraud dans le magazine Interception de France Inter dimanche 22 février a mis à nu le fonctionnement des institutions de la République en Bretagne. Car il ne raconte pas seulement le drame humain de ces salariés de la « coopérative » agricole Nutréa-Triskalia, gravement intoxiqués par l’usage de pesticides. A travers leur histoire on découvre tout un système de blanchiment d’actes illégaux au profit d’un groupe économique dominant, dont les ramifications s’étendent jusqu’à Paris. Il a suffi de quelques minutes d’émission pour illustrer par l’exemple un type de pratiques courantes en Bretagne.
Tout y passe, de la « coopérative » agricole qui intoxique délibérément ses salariés, à toute la chaîne administrative et judiciaire qui s’efface devant de tels actes délictueux touchant pourtant jusqu’aux consommateurs. Ce reportage révèle une pratique constante des représentants de l’Etat, qui irrigue jusqu’au dernier subalterne, l’art et la manière de la non-décision, avec toutes ses variations qui vont de l’autisme jusqu’à l’esquive.
Acte 1, décision est prise par un groupe privé, pour des raisons financières de réduire les coûts, par tous les moyens, y compris la remise en cause de la sécurité des salariés et des consommateurs. Trop cher pour Nutrea-Triskalia de ventiler les stocks de grains pour la confection de nourriture animale. Alors, les dirigeants décident d’utiliser à des doses des dizaines de fois supérieures à la norme des pesticides interdits depuis 2001. Pour les mêmes raisons dites d’économie, Thierry Morfoisse n’est pas équipé d’un détecteur de gaz ni d’un masque, et encore moins informé des risques qu’il coure avec des algues vertes pourries qu’il transporte alors qu’elles dégagent de l’hydrogène sulfuré mortel. Economie toujours, un abattoir exige de ses éleveurs de produire plus de têtes animales qu’autorisées pour alimenter sa chaîne d’abattage. Ou, plus courant, un éleveur qui trafique son bilan de fertilisation pour obtenir l’autorisation de produire plus de bêtes que la règlementation lui permet d’exploiter. Dans les deux cas, qu’importe alors si le supplément d’azote nécessairement en excédent par rapport au plan d’épandage finira à la rivière et ensuite à la mer pour produire des marées vertes dont le danger est avéré aujourd’hui. L’acte 1, c’est l’acte fondateur, toujours illégal, impactant toujours la santé et l’environnement. Et l’acteur, c’est dans la quasi-totalité des cas une des mailles de ce tissus socio-économique constitué par l’agriculture industrielle et intensive, qui imprègne de ses croyances, de sa culture et de ses exigences jusqu’aux consciences d’une grande part de la population.
Alors que dans un Etat de droit, on attend que la justice s’exerce et sanctionne ceux qui ont violé la loi, en Bretagne la réponse à ses conduites répréhensibles récite comme un chapelet une suite de litanies qui mêlent l’excuse et l’injonction rabâchée de ne pas stigmatiser toute une profession. Comme une manière d’inverser la faute : c’est la condamnation de ces actes qui est condamnée. Les esprits ainsi préparés sont tout disposés à accepter que la seule suite qui soit donnée se réduise au mieux à quelques remontrances et le plus souvent à un silence poli. La convenance ainsi instituée conduit alors la quasi-totalité des institutions à surtout ne rien décider qui puisse fâcher les auteurs de ces actes. S’en suivent donc des procédures suspendues, une chaîne de non-décisions qui se déroulent à tous les niveaux des institutions. L’administration préfectorale, qui a pourtant en charge le respect des lois (Article 72 de la Constitution), donne le la. Elle ferme les yeux sur ces manquements à la loi. Utilisation interdite de pesticides, manque d’équipement de sécurité pour ramasser et transporter des algues vertes, dépassement des effectifs autorisés dans les élevages, deviennent administrativement invisibles. Le ton est donné. Chacun, dans les administrations voisines, est prié de ne consciencieusement rien voir.
Si malgré tout, quelques citoyens avisés demandent des comptes, ils se heurteront à mille et un service qui leur diront que la décision ne relève pas d’eux. Et à supposer qu’ils trouvent le bon, on leur dira comme dans le reportage avec l’ANSES, voilà les textes, à vous d’en déduire, donc à vous de savoir si les actes sont délictueux ou pas.
Reste alors à saisir la justice. Si plainte est déposée, on s’attend à ce que jugement, donc décision soit prise. Sauf que la procédure peine à être engagée, comme dans le reportage où six ans après les faits, aucun juge d’instruction n’a été chargé de l’affaire. Même chose pour la famille Morfoisse qui attend toujours qu’un procès ait lieu pour connaître les responsables de la mort d’un des siens. Concernant ce type de faits, la justice joue la montre, ne désespérant jamais de la résignation des victimes. Même à ce niveau, l’inertie est la règle. Et quand les Tribunaux Administratifs décident d’annuler des décisions d’autorisations d’exploitations animales, la décision judiciaire prise n’est jamais appliquée et se convertit illico presto en non-décision de fait.
Cet art de l’esquive touche même les syndicats pourtant en charge de la défense des salariés. Il ne s’est trouvé aucun grand syndicat pour défendre les salariés de Triskalia ou les membres de la famille Morfoisse. C’est l’honneur de SUD de soutenir le combat des premiers et des associations environnementales de mener celui des seconds. Même chose pour la plupart des organisations politiques et les exécutifs locaux et régionaux. Leur règle, c’est l’autisme. Ils sont essentiellement consacrés à leurs joutes internes, à la préservation de leurs nombreux mandats électifs, au nom de la défense de l’emploi, alors que le chômage n’arrête pas de croître malgré leurs efforts supposés. Combien sont-ils ces élus de la République à demander aujourd’hui que les coupables du saccage de l’Hôtel des Impôts à Morlaix le 19 septembre 2014 soient effectivement recherchés, plus de cinq mois après les faits ? Mieux vaut compter sur de simples citoyennes et citoyens pour que justice soit rendue. Tous les 19 du mois, ils sonnent le tocsin pour alerter sur ces graves dérives judiciaires. Il existe toutefois quelques formations très minoritaires, à la gauche de l’échiquier politique et à EELV qui se posent parfois ces questions sur le monde réel.
Mais ce n’est pas tout. Cette cascade de non-décisions prend sa source en amont des délits. La République ainsi dévoyée anticipe les craintes des acteurs de la chaîne agro-industrielle. Voilà comment, élus en charge d’exécutifs, administrations en charge de la santé, ont caché les dangers sanitaires des marées vertes. Alors que dès 1989, un jogueur mourait dans des algues vertes pourries, que Pierre Philippe, médecin urgentiste tirait la sonnette d’alarme, il a fallu attendre 2009, et la mort d’un cheval, sous la pression des associations et en particulier de Sauvegarde du Trégor, pour qu’enfin soit reconnue leur dangerosité. Encore a-t-il fallu tout refaire deux ans plus tard après la mort de 36 sangliers, d’un blaireau et deux ragondins, rien que cela, tous intoxiqués dans l’estuaire du Gouessant saturé de marées vertes. Deux mois n’ont pas été de trop pour que la Préfecture des Côtes d’Armor admette du bout des lèvres, encore une fois sous la pression de deux associations environnementales, Sauvegarde du Penthièvre et Sauvegarde du Trégor, la cause de ces décès, à savoir les marées vertes en putréfaction. Chacun peut comprendre que la connaissance d’un danger public doit conduire les responsables de l’Etat à décider de prendre toutes les mesures pour y remédier au plus vite. Décision ici incompatible avec l’ensemble de la chaîne agro-industrielle qui en est responsable. D’où, l’art et la manière d’esquiver ce danger. Dans les plans de lutte contre les algues vertes, financés par l’Etat, jamais il n’est mentionné. Grâce à quoi, en l’absence d’urgence, on peut espérer en finir peut-être en partie en 2027 avec cette pollution présentée comme bénigne, sans jamais avoir remis en cause les modes de culture et d’élevage qui en sont la cause. Et quand des centaines de citoyennes et de citoyens déposent plainte en 2009 pour mise en danger délibéré de la vie d’autrui, comme seuls les présents en Bretagne ou ailleurs sont susceptibles de prendre des décisions judiciaires, six ans après, le Pôle Santé à Paris est aux abonnés absents.
Toutefois la politique a horreur du vide. Il faut bien que décisions soient prises pour gouverner un pays. C’est simple. Il suffit de laisser les acteurs de la chaîne agro-industrielle jouer leur rôle de décideurs politiques. La FNSEA convoque élus et responsables de l’Etat, détaille ses demandes et rédige les lois. Et quitte à être du côté du manche, autant que ce soit celui du marteau, pas pour casser soi-même, ce serait inconvenant. Seulement pour bien comprendre la colère des casseurs de bâtiments publics, dont elle se sert comme une menace. Etre du côté du pouvoir ou prendre sa place, c’est aussi être près de la tirelire publique. On peut alors sans compter y puiser toujours plus d’aides publiques, en plus des subventions européennes. Pas pour changer un système de production qui ne marche pas, mais pour le maintenir contre vents et marées de l’économie libérale, que l’on vante tant par ailleurs. En Bretagne, la seule politique efficace, c’est celle du marteau et de la sébile.
Il ne reste plus qu’à quelques députés zélés, quand ils ne sont pas précédés par le Gouvernement, d’aller porter la bonne parole à l’Assemblée Nationale et à Bercy. Voilà comment, d’un coup de baguette magique, la citrouille se transforme en tracteur rutilant. Finies pour un temps les fins de mois difficiles dans les exploitations endettées, hyper mécanisées et de plus en plus grosses. La manne publique pourvoit à ces énièmes difficultés de trésorerie. Et tant pis si cela fait des jaloux dans d’autres professions sinistrées…
Et encore ce gain pèse peu par rapport à l’avantage d’une législation sur mesure. Puisqu’il n’est pas question de changer les pratiques polluantes, tant elles sont la chair et le corps de l’agriculture intensive, la seule solution consiste à adapter la règlementation à ces pratiques. Résultat, plus besoin d’autorisation à demander avec enquête publique pour l’ouverture d’une porcherie de moins de 2000 cochons afin de contrôler ses déjections polluantes. Au moins les choses sont claires. Avant le Préfet donnait toujours son accord, ce qui est une manière de ne prendre de fait aucune décision. Maintenant, il n’a même plus son accord à donner. Avant, il savait d’office ce qu’il allait décider. Désormais, il n’a même plus à décider. C’est incontestablement un progrès. Mais pas du côté où on l’entend. Progrès pour la filière agro-industrielle dans la manière de gouverner la Bretagne. Au moins personne ne peut faire le reproche à ces acteurs de ne pas décider. Ils savent ce qu’ils veulent, eux. Mais ce progrès pour les uns est une formidable régression démocratique. Les actes illégaux ne sont pas seulement blanchis, ils cessent tout simplement d’être illégaux, puisque la loi change au profit des intérêts de quelques uns. A quand la loi qui prescrit tous les empoisonnements aux pesticides cinq ans après les faits ? Les citoyennes et les citoyens sont dépossédés de leur pouvoir de préserver le bien public par ceux-là même qui les représentent. Voilà comment un groupe de pression, pour défendre ses intérêts privés, prend en otage la République au nom des emplois qu’il est censé sauvegarder et même créer.
Ainsi va le fonctionnement de toutes ces institutions. C’est la stratégie du papier peint. Il faut s’afficher partout sous ses plus beaux atours et rester figés dans un décor institutionnel de carton pâte où personne ne doit bouger de sa place. Dans un tel contexte, la seule règle qui prévale se réduit à la non-décision, seule manière de ne pas faire bouger les lignes, pour laisser le lobby agro-industriel le faire pour tous et à son profit.
En Bretagne, les institutions manquent à leurs devoirs élémentaires du respect de la loi et du vivre-ensemble. Que vaut une société dans laquelle les délits sont permis pour quelques uns, parce qu’ils sont méconnus par la plupart ? Que vaut une société qui laisse impunis les actes délictueux même les plus visibles, comme la destruction par certains de biens publics ? Que vaut une société dans laquelle la plupart des institutions organisent la faillite de l’Etat, en déléguant le gouvernement à des groupes privés ? Qui peut s’étonner alors du formidable désavoeu porté sur elles ?
De fait, par ce fonctionnement dévoyé, ces institutions sont devenues des coquilles vides. Par perte de décision contre les puissants quand elles ont gagné en puissance contre les plus faibles, elles ont perdu leur légitimité. La Bretagne est à la croisée des chemins. Ou elle succombe à une crise d’autoritarisme au profit de fossoyeurs de la démocratie. Ou elle invente de nouvelles formes de représentation citoyenne qui redonnent à la République et à l’Etat la force perdue pour garantir chacun du secours de la loi, seule condition pour vivre ensemble. Première étape, congédier les partis de gouvernement, parce qu’ils ne gouvernent plus. Que les citoyennes et les citoyens se saisissent des prochaines élections pour cela. Ce n’est qu’à cette première condition que la Bretagne pourra se réapproprier son avenir.
Yves-Marie Le Lay, président de Sauvegarde du Trégor